Théâtre

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PIÈCE DE THÉÂTRE DE PASCAL VILLARET ©
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AMNÉSIQUE LUMIÈRE OU L’HOMME DE L’UNIVERS


Premier Acte

Le soir, la nuit. L’homme qui observe, un air curieux dans ses gestes, sur son visage. Sur son front perlent quelques minuscules gouttes de délire. Il est rougeaud, ou pâle au contraire. Ses yeux, deux perles d’encre, qui fixent avec l’acuité d’un lézard l’invisible mouche qui refuse de se poser. Tout un monde de silence et tout un kaléïdoscope de couleurs.


Soudain tout devient noir et blanc, monochrome. La lumière s’intensifie au maximum. Un brusque remue-ménage sur la scène. Deux hommes et une femme apparaissent, vêtus très sobrement. Une coupe classique. Deux hauts de forme et deux cravates pour les hommes. La femme, 28 ans environ, une mèche de cheveux devant son oeil droit. Elle a l’air endormie sur sa chaise, voûtée, les yeux dirigés vers le sol. Un des deux hommes est assis, lui aussi. L’autre se tient droit debout. Il est même presque raide.


— Comment ! Vous venez seulement d’arriver ?

— Oui

— Moi je viens de descendre du train, le train de l’Univers. L’Univers, c’est le nom du village où j’habite … C’est un beau village … C’est c’qu’on dit en tous cas. Moi je le trouve banal. Vous savez, c’est le genre de village qui vous dit dès que vous y entrez “moi je suis mignon”. Un village pour mettre à sa boutonnière quoi.

— C’est tout ce que vous trouvez à dire ?

— Mais dites-moi, vous là, vous deviez bien arriver hier non ?

— Non

— Ah bon. J’avais cru comprendre cela. Mademoiselle Virginie m’avait dit : “M. Barnabé viendra jeudi par l’avion de 14h”. Mademoiselle m’avait aussi dit que vous étiez un être adorable, franc, intéressant, sensible. Je vois qu’elle s’est trompée ?

— Oui

— Vous savez, vous n’avez aucune chance : je suis fiancé avec mademoiselle. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi vous êtes venu. C’est idiot. Vous arrivez en retard ; j’en ai profité pour faire ma déclaration à mademoiselle Virginie. Elle porte à son doigt l’anneau que je lui ai offert. Demandez-le lui si vous ne me croyez pas !

— Non


Brusquement il détourne la tête. Jusque-là, il avait regardé les pieds de l’homme qui parle. Il regarde vers le rideau, l’index posé sur sa lèvre inférieure, les jambes croisées, l’autre main coincée entre sa cuisse et la chaise ; passent quelques secondes. Il prend alors son chapeau avec la main à l’index et le pose par terre. Puis il remet son index à moitié plié sous sa lèvre inférieure. L’autre homme fait un aller-retour de quelques pas, avec l’air d’un arpenteur qui compte les mètres. Puis il se retourne vers la chaise de la femme :

— Dites-lui, vous, Virginie, que vous avez accepté mon anneau, je vois bien qu’il ne me croit pas.


Virginie ne bouge pas, ses yeux restent fixés sur les moutons de poussière devant sa chaise. Elle reste silencieuse, comme pétrifiée.


— Qu’est ce qui vous arrive ma Virginie ? Pourquoi ne répondez-vous pas ?

— Elle ne le peut pas. Dit B en se tournant lentement vers lui.

— Je ne vous parle pas à vous. Et d’abord, quel est vôtre nom ? … M. Barnabé, je veux savoir vôtre nom complet. Vous savez le mien, je dois savoir celui de mon rival le plus malchanceux et le plus silencieux.

— Trom. Barnabé Trom.


Virginie lève soudain les yeux et se frotte nerveusement les mains. La droite enserre la gauche et tourne autour comme pour activer la circulation du sang. La scène est toujours éclairée de façon monochrome. Avec un air étonné, les yeux écarquillés, elle scrute le ciel.


— Tiens, il pleut ! (Dit-elle). Il est gris, il est lisse et opaque, il cache quelque chose ou quelqu’un. Il y a une immense distance entre chaque goutte, j’ai peur.


L’homme de l’Univers marche, d’abord doucement puis s’approche à pas rapides de V, lui prend la main tout en disant :


— Viens, allons nous abriter sous la véranda.


L’autre reste sous la pluie qui se constitue de billes noires de polystyrène qui tombent partout sur la scène. Au bout de quelques secondes, il se lève et la scène s’assombrit de façon à ce que l’on ne puisse savoir où il va.

 

Deuxième Acte

 

La lumière augmente jusqu’à ce que l’on voit la scène dans une demi-pénombre: une petite table ronde à trois pieds, de bois clair ; dessus est posé un téléphone, à coté est assise la femme.

Au moment même où l’on peut distinguer ce qui se trouve sur la scène, elle décroche et fait rapidement un numéro (37 28 28 02) tout en le murmurant ; Immédiatement après :

— C’est possible ?


– CLAC !- Elle raccroche brutalement l’appareil après avoir dite cette seule phrase. Elle se lève et crie à pleins poumons :


— Edouard !

Une voix sort des coulisses :

— Oui madame ?

— Pourquoi la cabine de bains est-elle sale ? Je vous avais pourtant bien dit de la laver avant hier. Vous êtes vraiment un bon à rien.

— Oui madame

— Allez ! allez ! nettoyez-la, et que je ne vous revois plus de la journée, vous m’agacez !

— Bien madame.


On entend des bruits de pas qui s’éloignent, puis, silence.

Virginie (car c’est elle) fait quelques pas, puis se rassied. Elle secoue sa chevelure en penchant la tête en arrière, près de son épaule gauche. Puis elle se passe la main dans les cheveux … Alors on entend des bruits de pas, des bruits de talons. L’homme de l’Univers entre.


— Virginie, cet importun est venu me trouver tantôt. Il m’a dit que vous étiez à lui. Il me l’a même crié : “Elle est à moi !” puis il est parti, les mains dans les poches de son veston , sans se retourner. Dites-lui que vous m’êtes fiancée, je vous en prie, sinon il ne me croira pas. Virginie, je vous aime, j’abandonnerais tout pour vous. J’ai déjà tout abandonné.

— …

— Pourquoi ne me répondez-vous pas ? Pourquoi ne dites-vous rien ? Je vous ai passé l’alliance au doigt et vous n’avez pas dit un mot. Je vous ai parlé de mes espoirs, et vous n’avez rien dit des vôtres. Je ne sais pas qui vous êtes, Virginie ! M’avez-vous seulement regardé une fois ?!

— …

— C’est que vous l’aimez alors. C’est cela. Vous trichez avec moi, vos silences

Il arpente le sol. Ses yeux sont tournés vers le public


… vous accusent !

— L’homme de l’Univers m’accuse. Laisse-t-elle échapper dans un souffle.

— Non Virginie, je ne vous accuse pas, qui oserait vous accuser ? personne, non, personne n’oserait vous accuser. Celui qui vous accusera, je le tuerai, Virginie. Est-ce que la terre peut accuser la mer? Est-ce que le ciel peut accuser le feu ?

— Un homme qui arrive en retard n’est pas digne d’être aimé d’une femme. C’est un vulgaire copeau qui flotte au gré des vents, qui se laisse porter par les événements, tandis que moi, Virginie, moi, je sais construire un instant.


La lumière baisse lentement ; lorsque la pénombre est tombée, Virginie dit :


— C’est un homme tombé par erreur sur terre.

Tout devient noir.


Troisième Acte

 

Des rochers. Une sorte de jardin ZEN, avec du sable ratissé. Deux personnes sont allongées dans des transats à rayures mauves et vertes. Ces deux personnes sont Barnabé et Virginie. Autour d’eux le sable ratissé forme des cercles concentriques. Ils sont comme enfermés. Il faut que l’on puisse remarquer qu’il n’y a pas de trace de pas sur le sable. C’est comme s’ils étaient tombés du ciel.

— D’où viens-tu Barnabé ? il me semble t’avoir déjà vu quelque part. Était-ce dans les Bermudes ? Au Canada ? Tu es un voyageur, cela se voit.

— Un voyageur …

— Un voyageur qui voyage par wagon carlingue, ou dans les entrailles des hommes.

— Les entrailles …


Virginie tourne la tête vers lui.


— Dis-moi qui tu es, d’où tu viens ; je veux le savoir.

— Le savoir.

— Tu ne viens pas de l’Univers toi aussi ? Non ; c’est une étoile qui t’a déposé sur terre avant de se consumer dans l’atmosphère, c’est un oiseau qui t’a laissé tomber avec une de ses plumes. C’est un pantin redevenu vivant. Je sais qui tu es ; tu es le vide interstellaire.

— Le vide … Ah ! je crois. Ma fiche d’état civil ; je me souviens,” Barnabé Trom : amnésique ; je suis un amnésique et vous êtes ma Virginie. Ma mémoire, mon passé, mes racines. Barnabé Trom, amnésique, voilà ce que je suis.

— Mais c’est impossible ! Il y a deux mois vous avez parlé avec moi. Vous m’aviez montré la fausseté des hommes et la beauté des choses, puis vous m’avez embrassée. Et vous avez disparu. C’est vous ; je vous connais.

— Connais.


La lumière baisse. Une explosion de lumière aveugle la scène soudain. Puis, tout est plongé dans l’obscurité de la nuit.

 

R I D E A U

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